Productivité et croissance
La notion de productivité
Dès la première phrase de La richesse des nations, Adam Smith met en avant le développement de « la puissance productive du travail ». Karl Marx fondera une grande partie de ses analyses sur le développement des « forces productives ». Cela peut surprendre, mais le mot « productivité » que, à leur manière, ces expressions recouvrent, est d’usage relativement récent. En 1968 encore, dans un ouvrage portant sur la mesure de la productivité, André Vincent parle de la « confusion qui règne en ce domaine » (Dunod, p. 1). Si, aujourd’hui, ce concept ne fait plus objet de débat, il n’empêche que les imprécisions et les confusions obscurcissent encore son usage.Au sens simple et obvie, la productivité est le rapport entre la production et les facteurs de production qui ont permis de l’obtenir. Cette définition étant donnée, il reste à préciser exactement ce que l’on met au numérateur et au dénominateur.
- Quant au numérateur, il faut faire le choix de données en nature ou en unités monétaires
- Quant au dénominateur, le nombre de questions est plus large et les solutions sont plus complexes à mettre en œuvre :
1. On peut parler de la productivité du capital, du travail, voire des consommations intermédiaires.2. L’idéal serait une combinaison des trois, dans des proportions qu’il n’est pas simple de définir. En effet, il faudrait être capable de mesurer la part respective de chacun des facteurs dans la production, ce qui suppose une unité de mesure commune. Celle-ci ne peut être que monétaire.
3. La réalité est que l’on choisit de parler de « productivité apparente ». Cela signifie que, par convention, tous les progrès de productivité sont mesurés par rapport à un seul facteur. Comme l’activité économique est faite pour l’homme, on calcule le plus souvent la productivité apparente du travail.
4. Si l’on retient le travail, faut-il considérer le nombre d’hommes ou le nombre d’heures ?
Le cas apparemment le plus simple : la productivité de la terre
La formule la plus simple consiste à utiliser des grandeurs en nature. Il est facile de comprendre que, en moyenne, on produit en France, 62,30 quintaux de blé à l’hectare (2003). Il s’agit d’une forme de « productivité du capital ». Mais la formule est trompeuse car la production à l’hectare dépend de la fertilité de la terre, éventuellement de l’usage d’engrais (productivité du travail humain), voire de l’amélioration de la qualité des semences (productivité des semences – consommations intermédiaires – permise par la productivité du travail humain).L’avantage de cette formule est qu’elle permet des comparaisons spatiales et temporelles. On sait par exemple que les rendements moyens de blé atteignaient difficilement 10 quintaux à l’hectare à la veille de la révolution industrielle. Cela permet de dire qu’ils ont été multipliés par 6,23 en deux siècles environ.
En même temps, cette formule est incomplète. En effet, pour atteindre une production de 62,30 quintaux de blé à l’hectare, il faut aujourd’hui beaucoup moins de travail qu’il y a deux siècles. Jean Fourastié estime ainsi que le temps de travail nécessaire pour labourer, semer, entretenir, récolter, stocker un hectare de blé est passé de 200 heures au XVIII° siècle à moins de 7 heures en 1974 (Les Trente Glorieuses, Paris, Fayard, 1979, p. 217). On peut donc dire que la productivité du travail a été multipliée par 28,57 (200/7).
Ainsi, la productivité combinée de la terre, des consommations intermédiaires et du travail a été multipliée par 178 (6,3 x 28.57) sur deux siècles environ ! Il est évident que le revenu de l’agriculteur n’a pas augmenté dans la même proportion : compte-tenu de la baisse du prix du blé, la productivité en valeur a beaucoup moins progressé.
Une difficulté essentielle : les comparaisons intersectorielles
Savoir qu’un agriculteur récolte 62,30 quintaux à l’hectare est intéressant. Par contre, cela ne permet pas de dire si l’agriculteur est plus efficace que le salarié de l’automobile pour qui l’on calcule une production moyenne de 70 véhicules par an (chiffres de l’usine Renault Flins en 2000 selon l’indice de productivité automobile annuel de World Markets Research Centre).Cette comparaison suppose de passer en unités monétaires. Malheureusement, une nouvelle difficulté surgit : les prix de marché qui seront utilisés dépendent pour une part du degré de concurrence sur ce marché qui déterminent eux-mêmes le niveau des salaires. Le produit « blé » étant plus homogène, et donc plus concurrencé que le produit « Mégane » de Renault, il est vraisemblable que la concurrence sera plus forte dans le premier secteur que dans le second. Dans ce cas, la productivité en valeur sera le reflet partiel des structures de marché.
De plus, ce chiffre si simple de 70 véhicules par homme est une construction statistique dont les règles de base doivent être clairement définies. Ce ne peut être le simple ratio du nombre de voitures produites sur un site au nombre d’hommes qui travaillent sur le site. Il faut en effet tenir compte des nombreux sous-traitants qui fournissent les composants de la voiture jusqu’à la ligne de production elle-même. Or, cette externalisation n’est pas stable dans le temps et pas nécessairement homogène dans l’espace. Enfin, le nombre de pièces étant différent d’un véhicule à l’autre, la productivité du travail varie selon la gamme de véhicules.
La mesure la plus neutre : les évolutions de la productivité
Il reste alors une solution praticable, celle qui consiste à utiliser dans les comparaisons, non pas les niveaux absolus de productivité, mais les évolutions sur une période de temps. Sous réserve des méthodes de calcul, les résultats donnent une bonne indication des évolutions relatives de la productivité. Si elles sont structurellement différentes, on peut alors penser que les niveaux de productivité le sont aussi.Cette formule est néanmoins troublante. On dispose d’un certain nombre d’informations sectorielles qui montrent que les progrès de productivité de l’industrie sont extrêmement rapides et qu’ils dépassent, et de loin, ceux de l’agriculture. On en retire donc que la productivité par tête dans l’industrie est supérieure à celle de l’agriculture. Cette information est ensuite reprise dans les modèles qui cherchent à expliquer la croissance par les modifications structurelles d’activité.
Cependant, l’application de la même formule aux services laisse perplexe. On sait que les progrès de la productivité dans ce dernier secteur sont généralement moins élevés que dans l’industrie. Jean Fourastié dirait qu’ils sont « faibles ou nuls ». Le temps de travail nécessaire à un médecin pour ausculter un patient est sans doute stationnaire ces dernières décennies. En termes monétaires, sa rémunération relative a plutôt diminué. Pour autant, son niveau de productivité peut être très élevé : l’accroissement de l’espérance de vie en témoigne, même si la médecine n’est qu’un des facteurs de progrès.
On le voit, cette notion si essentielle à la compréhension de l’économie, cette notion qui est la source de l’amélioration des niveaux de vie et qui conditionne la répartition des revenus est difficile à construire, difficile à interpréter et, finalement, peu homogène dans sa signification.